• Le texte franciscain du mois – 4 - Éditions franciscaines

    En collaborration avec les Editions franciscaines nous publierons Le texte franciscain du mois, étant en retard, vous recevrez aux deux semaines les 5 premiers et par la suite, un par mois. Merci aux  Editions franciscaines de nous donner un apperçu du contenu du nouveau TOTUM. L'Auteur des articles

     

    Le texte franciscain du mois – Mars 2011

     

     

    Le texte : frère Jean, Du Commencement de l’Ordre, § 5-7a

     

    5a Le temps passant, il arriva à ce bienheureux homme une chose étonnante qu’il serait à mon sens indigne de passer sous silence. Une nuit donc qu’il dormait dans son lit, lui apparut quelqu’un qui, l’appelant par son nom[1] , le conduisit dans un palais d’un charme et d’une beauté indicibles, plein d’armes chevaleresques, y compris de resplendissants boucliers marqués de la croix pendant aux murs tout autour. 

     

    5b Comme il demandait à qui étaient ces armes étincelant d’un tel éclat et ce palais si charmant, il reçut cette réponse de celui qui le guidait : « Toutes ces armes et le palais sont à toi et à tes chevaliers. » 

     

    5c À son réveil, il se mit à réfléchir en homme de ce monde, comme quelqu’un qui n’avait pas encore pleinement goûté l’Esprit de Dieu, et à déduire qu’il devait devenir un prince magnifique. Pensant et repensant la chose, il résolut de se faire chevalier afin qu’une fois chevalier, lui soit offert un tel principat. S’étant donc fait préparer des vêtements d’étoffes aussi précieuses qu’il put, il se disposa à partir pour la Pouille[2] auprès d’un noble comte[3] [3 - suite] pour être fait par lui chevalier. 

     

    5d Rendu par cela plus allègre qu’à l’ordinaire, il était regardé par tous avec étonnement. Et à ceux qui l’interrogeaient sur la raison de cette nouvelle allégresse, il répondait : « Je sais que je vais devenir un grand prince. » 

     

    6a Après avoir engagé un écuyer, montant sur son cheval, il chevauchait vers la Pouille. 

     

    6b Or il était parvenu à Spolète[4], préoccupé de son voyage ; et à la nuit tombée, il avait mis pied à terre pour dormir. Il entendit alors dans son demi-sommeil une voix qui lui demandait où il voulait aller. Point par point, il lui révéla tout son projet. Et la voix de nouveau : « Qui peut te faire plus de bien, le seigneur ou le serviteur ? » Il répondit : « Le seigneur. » – « Pourquoi donc délaisses-tu le seigneur pour le serviteur et le prince pour le vassal ? » François lui demanda : « Seigneur, que veux-tu que je fasse [5] ? » – « Retourne, dit la voix, dans ton pays [6] pour faire ce que le Seigneur te révélera. » 

     

    6c Soudain, lui semblait-il, il fut changé en un autre homme par la grâce divine. 

     

    7a Le matin venu, il retourne donc chez lui comme il lui avait été commandé. 

    Traduction de J. Dalarun in François d’Assise, Écrits, Vies,
    témoignages
    , J. Dalarun dir., Paris, 2010, vol. 1, p. 990-991

     

     


    [1] Voir Gn 4, 17.
    [2] Pouille, région d’Italie méridionale longeant la mer Adriatique.
    [3] « Ad comitem gentilem » : il ne s’agit probablement pas d’un nom propre, mais de l’expression « gentil comte », courante dans les chansons de geste. Dans la bouche des troubadours qui parcouraient l’Italie au temps de la jeunesse de François, l’expression « gentil comte » était devenue le surnom du comte Gauthier de Brienne : la magnificence de sa cour et ses exploits guerriers en Pouille en avaient fait le type même du « gentil » chevalier.

    [4] Spolète, province de Pérouse, Ombrie.
    [5] Ac 9, 6.

    [6] Gn 32, 9.

    © Éditions du Cerf / Éditions franciscaines, 2011

    Le contexte

     

    Le texte dont provient ce récit a longtemps été appelé l’ « Anonyme de Pérouse » car son auteur ne décline nulle part son identité. Il nous est pourtant connu : il s’agit d’un frère prêtre dénommé Jean, qui fut le confesseur et confident de frère Gilles, le troisième compagnon de François d’Assise. C’est pourquoi on désigne désormais cet écrit par ses premiers mots : Du Commencement de l’Ordre. Très probablement rédigé entre mars 1240 et août 1241, il traite de la conversion de François et des débuts de la Fraternité mineure, qu’il fait suivre d’un aperçu de l’expansion de celle-ci et du récit de la canonisation du petit Pauvre. Son héros est moins François que le groupe des premiers frères[1]. En plusieurs occasions, frère Jean corrige la Vie du bienheureux François de Thomas de Celano, dont l’information concernant la jeunesse du saint et les premières années de la Fraternité est incomplète et très approximative. 

     

    Les deux épisodes relatés ci-dessus se situent à la fin du printemps 1205. Ils marquent le début du processus de conversion qui conduira François, environ neuf mois plus tard – le temps d’un enfantement ? –, à renoncer à tous ses biens et à se consacrer totalement à Dieu devant l’évêque d’Assise. Pour l’heure, le jeune Francesco di Bernardone, marchand drapier de son état, a résolu de partir guerroyer dans la Pouille, où, depuis 1201, le comte Gauthier de Brienne affronte les troupes impériales. L’enjeu de cette guerre est le trône de Sicile[2], qui est échu à l’empereur d’Allemagne en 1194, mais sur lequel l’épouse de Gauthier peut faire valoir quelques droits. Soucieux d’éviter l’encerclement de son territoire par les possessions impériales, le pape Innocent III a accordé son soutien à Gauthier, permettant à celui-ci et à ses chevaliers d’arborer le signe de la croix sur leurs armes. À la tête d’à peine quelques centaines de combattants, Gauthier remporte deux victoires en 1201, à Capoue puis à Cannes, mais finit par être vaincu et tué à la bataille de Sarno, en juin 1205. 

     

    C’est avant tout en raison du renom de Gauthier que François part combattre à ses côtés, mais probablement aussi parce que, sur le plan politique, sa famille est partisane du pape et adversaire de l’empereur.


    [1] Voir l’introduction de J. Dalarun à Du Commencement de l’Ordre in François d’Assise, Écrits, Vies, témoignages,
    vol. 1, p. 978-981.
    [2] À l’époque de François, le royaume de Sicile comprend, outre l’île elle-même, tout le sud de la péninsule italienne, jusqu’au domaine pontifical.

    © Éditions franciscaines, 2011

     

    © Éditions franciscaines, 2010

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     François donne son manteau à un chevalier pauvre

    Le commentaire

     

    AP 5-7a occupe une position médiane dans la fixation de la mémoire des événements qu’il relate : d’une part, le projet de partir dans la Pouille et la « vision des armes » ont déjà été rapportés par Thomas de Celano[1] ; d’autre part, le récit de frère Jean sera repris et rectifié par l’auteur de la Légende des trois compagnons[2], rédigée quelques années plus tard. Du Commencement de l’Ordre corrige le texte célanien sur trois points. Premièrement, il précise que ce n’est pas dans sa maison mais dans un magnifique palais que François voit les armes et que celles-ci sont marquées de la croix. Deuxièmement, il renforce la logique de l’épisode en faisant de cette vision la raison du choix soudain, par François, de la carrière des armes. Troisièmement, il articule à cette vision le récit du « songe de Spolète », dont il offre le plus ancien témoignage, qui permet d’expliquer pourquoi le jeune marchand renonce à son projet guerrier. 3S 5-6, dont l’auteur est manifestement un habitant d’Assise bien au courant des faits, reprend AP 5-7a et corrige lui aussi sa source. Alors que frère Jean faisait de la « vision du palais et des armes » le motif du projet de François de partir combattre dans la Pouille et présentait ce dernier comme une initiative individuelle, la Légende des trois compagnons restitue le véritable contexte de l’événement : avant cette vision, François a déjà décidé de rejoindre Gauthier de Brienne pour être adoubé chevalier et, loin de partir seul, il a intégré une petite troupe constituée par un noble d’Assise[3]. Ensuite, selon la Légende, le facteur qui a déclenché la « vision du palais et des armes » est le don par François de ses habits à un chevalier pauvre, vraisemblablement membre, lui aussi, de l’expédition assisiate : 

     

    « Cependant, le jour précédant immédiatement la vision, s’était d’abord manifesté en lui un signe de grande courtoisie et noblesse, signe dont on croit qu’il ne constitua pas la moindre raison de cette vision. En effet, tout son habillement bizarre et cher qu’il s’était fait faire à neuf, ce jour-là il l’avait donné à un pauvre chevalier[4]. » 

     

    Enfin, la Légende précise que lorsque le groupe atteint Spolète, au terme d’une journée de chevauchée, François commence « à être un peu malade[5] ». Elle reprend mot pour mot le dialogue entre la voix et François transcrit par Du Commencement de l’Ordre, mais ajoute cette ultime phrase : « Car cette vision que tu as eue, il te faut la comprendre autrement[6]. » 

     

    La compréhension médiévale des rêves diffère fortement de la nôtre. Pour les hommes des XIIe-XIIIe siècles, « le rêve n’est pas une activité psychique de l’individu, mais la mise en rapport immédiate, dans le sommeil, du sujet avec les puissances de l’au-delà[7] ». Dans le cadre d’un récit de conversion, comme ici, le rêve ou le songe « donne accès immédiatement – sans la médiation d’un autre, d’un clerc, d’un directeur spirituel, d’un confesseur – à la source divine de la vérité, où se trouve le sens du destin de chacun, placé sous le regard de Dieu[8] ». Cela dit, le lecteur contemporain est habitué à poser la question de l’authenticité des faits qui lui sont rapportés. Les récits hagiographiques ayant tendance à accroître la part du surnaturel dans la vie de leur héros, il est peu probable que François ait réellement eu une vision ou entendu une voix, ce qui n’ôte rien à la valeur de l’expérience spirituelle qu’il a vécue. Nous disposons, en outre, d’une explication historique plausible pour l’épisode de Spolète. Gauthier de Brienne a été tué le 11 juin 1205, à la bataille de Sarno, et la nouvelle de sa mort s’est vite propagée. Si l’expédition dont faisait partie François a quitté Assise dans les jours qui ont suivi cette date, ce qui est très possible, c’est en arrivant à Spolète, première cité importante sur leur route, que ses membres ont appris la mort de Gauthier. Comme cette nouvelle sonnait le glas du projet du futur saint, celui-ci a dû en être fortement ébranlé. Rien d’étonnant à ce qu’il se soit senti « un peu malade » et que la nuit suivante ait été le théâtre d’une radicale mise en cause des objectifs qu’il s’était fixés, l’amenant à constater la futilité de la gloire mondaine. Cette interprétation présente l’avantage d’expliquer la facilité avec laquelle François s’en retourne à Assise : non pas comme un fanfaron ayant lâché pied à l’approche du danger mais comme un homme assumant la tête haute un coup du sort. 

     

    Ces clarifications ayant été apportées, nous pouvons tourner notre attention vers le texte proposé. Quels enseignements tirer de ces deux épisodes ? Ils nous livrent, pour commencer, de précieuses informations concernant le tempérament de François et l’ambition qui l’habite. Tout marchand habile est un opportuniste ; apprenant qu’un noble Assisiate recherche des compagnons pour aller combattre aux côtés de Gauthier de Brienne, François y voit une occasion inespérée de devenir chevalier et d’intégrer, ainsi, les rangs de l’aristocratie. Sa décision de se joindre à l’expédition indique qu’il prend délibérément le risque de tuer et d’être tué pour s’élever socialement. Cependant, son cœur est animé par un profond désir de vérité. En offrant à un chevalier authentique, quoique pauvre, l’habit – et probablement aussi l’équipement – coûteux qu’il vient d’acquérir, le simple bourgeois qu’est François assume sa condition actuelle et refuse de s’enfermer dans le paraître. Il ne renonce pas à son ambition de devenir chevalier, bien au contraire, mais il veut l’être réellement. C’est une vraie grandeur et non un simple prestige fondé sur l’apparence qu’il désire. Si son projet d’être adoubé chevalier se réalise, alors sa condition extérieure sera le reflet de sa noblesse intérieure. On peut ajouter que François n’est pas seulement ambitieux et généreux, mais aussi enthousiaste : le lendemain de la « vision du palais et des armes », qu’il interprète comme un signe que son expédition en Pouille sera couronnée de succès, il se montre débordant d’allégresse. 

     

    En donnant ses habits à un chevalier pauvre, François a fait le choix, sans qu’il en ait clairement conscience, de situer sa vie dans la lumière de la vérité et d’exposer son cœur à l’action de la grâce. L’Esprit Saint saisit l’occasion et entame aussitôt une opération de recadrage et de purification de son désir. La pédagogie qu’il met en œuvre, dans le récit de frère Jean, est remarquable. Dans la « vision du palais et des armes », la voix appelle François par son nom, mais l’attitude de celui-ci demeure passive : il se contente de regarder et, à la fin, de poser une question concernant la propriété des armes et du palais qui lui sont montrés. À son réveil, il interprète cette vision selon les valeurs mondaines qui ont toujours, jusque-là, été les siennes et n’effectue aucune avancée significative. Ceci est normal car ce premier épisode avait pour unique objectif d’attiser le désir du futur saint et de disposer son esprit à l’écoute. Dans le « songe de Spolète », en revanche, la voix interroge François sur ses projets personnels et un vrai dialogue s’instaure entre eux. François ouvre son cœur et accepte de remettre radicalement en question ses choix de vie. La voix se montre fine psychologue. Loin de demander à François de renoncer à ses rêves de gloire, elle en prend acte et, s’appuyant sur eux – elle n’hésite pas à jouer sur les deux acceptions du mot « dominus » : le seigneur dans le système féodo-vassalique et Dieu –, elle l’amène à constater que l’on reçoit davantage du seigneur que du vassal et qu’il vaut mieux se mettre au service du premier que du second. Ce message est très parlant pour François, qui l’accueille sans réticence car il a bien compris que le seigneur que la voix l’invite à servir est, en fait, le Dieu de la foi chrétienne. En renonçant à son projet d’expédition en Pouille, il pose un premier acte d’obéissance libre à l’Esprit Saint et accepte de se déposséder, dans une certaine mesure, de la maîtrise de son existence. L’identité que revêt Dieu dans ce récit mérite d’être soulignée : « Celui qui te fait plus de bien », car, comme en témoignent ses écrits, François est le saint qui insiste le plus sur le fait que Dieu est le Bien suprême et que tout bien vient de lui[9].


    [1] Voir 1C 4-5.

    [2] Voir 3S 5-6.

    [3] Voir 3S 5.

    [4] 3S 6 ; traduction de J. Dalarun in François d’Assise, Écrits, Vies, témoignages, vol. 1, p. 1088.

    [5] Ibid.

    [6] Ibid., p. 1089. La vision en question est celle « du palais et des armes ».

    [7] Jean-Claude Schmitt, « Récits et images de rêves au Moyen Âge » in Ethnologie française, t. XXIII (2003), p. 553.

    [8] Ibid., p. 555.

    [9] Voir TFM de janvier 2011, « Le commentaire ».

     

    © Éditions franciscaines, 2011

     

     

    Pour nous, aujourd’hui

     

    Il est bon d’avoir des projets et, surtout lorsqu’on est jeune, de nourrir des rêves. Mais nous devons nous interroger sur leur qualité et leur motivation profonde. Les projets que nous formons sont-ils au service du bien commun et du vivre ensemble ? Et, en cas de réponse positive, sommes-nous sûrs que ce service constitue le principal motif de notre agir… ou bien la véritable raison, cachée, de nos actes est-elle de nous permettre d’acquérir du pouvoir, du profit ou de la reconnaissance ? Le fait d’être des créatures libres ne signifie pas que nous soyons, pour autant, les maîtres absolus de nos vies. Mener une existence authentiquement humaine, et a fortiori chrétienne, exige d’être capable de renoncer – temporairement ou définitivement – à certains projets qui nous tiennent à cœur, soit parce qu’ils sont irréalisables soit parce que leur réalisation s’avérerait néfastes pour nous-mêmes ou pour d’autres. 

    Une autre question posée par ce texte est : sommes-nous attentifs aux sollicitations que nous adresse l’Esprit Saint ? Et, si oui, de quelle manière y répondons-nous ? Il est sans nul doute préférable que ce soit avec enthousiasme plutôt qu’en bougonnant, mais l’essentiel est que nous lui ouvrions effectivement notre cœur. Dans la parabole des deux fils, celui qui accomplit la volonté du père n’est pas celui qui annonce qu’il ira travailler à la vigne et n’y va pas, mais celui qui s’y rend effectivement (voir Mt 21, 28-32).

     © Éditions franciscaines, 2011

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