Enracinement et nouveauté du mouvement franciscain
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« Et après que le Seigneur m’eut donné des frères, personne ne me montrait ce que je devais faire, mais le Très-Haut lui-même me révéla que je devais vivre selon la forme du saint Évangile. » (Test 14)
« Mes frères, mes frères, Dieu m’a appelé par la voie de la simplicité et m’a montré la voie de la simplicité. Je ne veux pas que vous me parliez de quelque règle que ce soit, ni celle de saint Augustin, ni de saint Bernard, ni de saint Benoît. Et le Seigneur m’a dit qu’il voulait que je sois, moi, un nouveau fou dans le monde. Et Dieu n’a pas voulu nous conduire par une autre voie que par cette science. » (CA 18)
À la lecture de ces deux paroles de François d’Assise – la première dictée en 1226, la seconde rapportée par frère Léon et remontant probablement à 1222 –, on serait tenté de conclure à l’absolue nouveauté du projet franciscain. La réalité est beaucoup plus nuancée. En effet, tous les composants de la vocation primitive des Frères mineurs figuraient déjà dans l’une ou l’autre des règles religieuses existantes ou bien dans la pratique de tel ou tel groupe de pénitents. Mais la synthèse, autrement dit la forme de vie, que François et ses premiers frères ont élaborée avec ces matériaux est, elle, profondément originale et novatrice.
La forme de vie franciscaine originelle
C’est vers 1215-1216 que François et ses compagnons ont adopté le nom de « Frères mineurs ». Dans les tout premiers temps, quand on les interrogeait sur leur identité, ils se décrivaient comme « des pénitents, nés dans la cité d’Assise » (AP 19). Le petit Pauvre, dans son Testament, décrit ainsi leur vie : à leur entrée dans la Fraternité, les frères donnaient tous leurs biens aux pauvres ; ils se contentaient d’une tunique rapiécée et ne possédaient rien d’autre ; les clercs disaient l’office et les laïcs, des Pater noster ; aucun n’avait fait d’études supérieures et ils étaient soumis à tous ; ils travaillaient de leurs mains et, lorsque le besoin s’en faisait sentir, recouraient à la mendicité (Test 15-22). Les passages les plus anciens de la Règle non bullata (1221), que l’on trouve aux chapitres 1-3, 7 et 14, exposent de façon plus détaillée ces mêmes données. Ils mettent en évidence le refus de toute appropriation de la part des frères, leur minorité – laquelle consiste à n’exercer aucune domination sur quiconque et à être soumis à tous – et leur amour mutuel. L’expression : « suivre l’enseignement et les traces de notre Seigneur Jésus Christ », en 1Reg 1, vise la même réalité que le « vivre selon la forme du saint Évangile » de Test 14 et, aux yeux de François, les deux sont synonymes.
Les sources secondaires viennent compléter ces informations. Le récit intitulé Du Commencement de l’Ordre souligne la dimension itinérante de la vie des premiers frères, qui très vite ont sillonné les routes d’Ombrie, de la Marche d’Ancône et de Toscane pour exhorter les populations à la conversion (AP 15 ; 18), leur grand dénuement, leur proximité des pauvres et leur générosité envers eux (AP 28), leur amour fraternel et la rapide tenue de chapitres semestriels puis annuels (AP 36-37). La Compilation d’Assise précise que, les premières années, les frères allaient tous servir les lépreux (CA 9) et que François exigeait d’eux la pratique de la mendicité (CA 51). Bien que reflétant une situation un peu plus tardive (1216), la Lettre 1 de Jacques de Vitry mérite d’être citée. Elle confirme l’importance des chapitres annuels, l’intensité de la vie de prière des frères et témoigne que leur habitat se situait à proximité, mais en-dehors des villes et des bourgs : « De jour, ils se rendent dans les cités et les villages en œuvrant par l’action afin de gagner quelques-uns ; la nuit, ils regagnent leurs ermitages ou des lieux solitaires pour s’adonner à la contemplation. […] Une fois l’an, les frères de cette religion se réunissent avec grand profit en un endroit convenu pour se réjouir dans le Seigneur et manger ensemble. Grâce aux conseils d’hommes bons, ils font et promulguent leurs institutions saintes et confirmées par le seigneur pape. » (TM 3a)
Un fait capital est que, dans la Religion mineure, tous les frères sont égaux et l’autorité est conçue exclusivement comme un service. En témoigne le nom donné aux responsables des provinces lors de la création de celles-ci, en 1217. Rejetant les titres de « supérieur » et de « prieur », François et ses frères optent pour celui de « ministre », dont le sens premier est « serviteur » (minis/ter est l’antonyme de magis/ter, qui signifie « maître »). Il n’existe pas de hiérarchie au sein de la communauté ; toutes les charges sont accessibles aux laïcs comme aux clercs. La raison de cette égalité est à chercher dans le rôle crucial attribué à la fraternité. Le mot « frère » advient environ deux cent cinquante fois dans les écrits de François et lui et ses compagnons se veulent, avant tout, des frères. Leur amour fraternel est le fruit d’une radicale conversion du regard porté sur l’autre et d’une attention vigilante à ses besoins ; il mobilise tout le potentiel affectif de la personne : « Et partout où sont les frères et en quelque lieu qu’ils se rencontreraient, ils doivent se revoir spirituellement et avec affection, et s’honorer les uns les autres sans murmurer. » (1Reg 7, 15) ; « Et que chacun chérisse et nourrisse son frère comme une mère chérit et nourrit son fils, dans ce dont Dieu leur fera la grâce. » (1Reg 9, 11).
L’héritage monastique, érémitique, canonial et pénitentiel
Depuis la réforme monastique carolingienne, pratiquement toutes les abbayes du monde latin suivaient la règle bénédictine. La forme de vie franciscaine présente des convergences nettes avec celle-ci, comme le prouve l’insistance de saint Benoît sur la pauvreté individuelle, le renoncement à la volonté propre, l’obéissance et l’humilité. Néanmoins, le cadre de vie et la conception même de la vocation religieuse diffèrent fortement de l’une à l’autre. À l’époque de François, les monastères bénédictins sont de grands propriétaires terriens, implantés en milieu rural et profondément insérés dans le système féodal. Le monde des villes est étranger aux moines et les chroniqueurs bénédictins se montrent hostiles aux phénomènes urbains que sont l’émergence des communes et l’essor du commerce. L’apostolat itinérant de François et de ses frères est, de plus, aux antipodes de la stabilité et de la clôture monastiques. Enfin, alors que le ministre franciscain – local, provincial ou général – est un frère parmi les autres, simplement investi d’une responsabilité, le statut de l’abbé bénédictin situe celui-ci au-dessus des autres moines. Élu à vie, il tient la place du Christ dans la communauté, qu’il a pour charge de guider et d’enseigner. L’abbé bénédictin considère ses moines comme des fils plutôt que comme des frères et tout, même les faits les plus infimes, est soumis à son discernement.
La réforme cistercienne, qui marque le XIIe siècle de son empreinte, restaure la pauvreté et l’ascétisme de la vie bénédictine originelle. Ce faisant, elle rétablit dans toute sa rigueur la rupture des moines avec le siècle : les Cisterciens sont, fondamentalement, des pénitents venus pleurer leurs péchés et mener le combat spirituel chrétien dans la solitude et le silence. Leur dépouillement, tant communautaire qu’individuel (tout au moins dans les premiers temps), et leur austérité rapprochent leur style d’existence de celui des Frères mineurs, mais leur complet retrait du monde crée un fossé irréductible entre les deux formes de vies.
Le XIe siècle et les premières décennies du XIIe ont vu fleurir les ordres érémitiques (Camaldules, Chartreux, Grandmont). Plus encore que les Cisterciens, leurs membres sont animés par la volonté de fuir le monde. Si leur vocation est très éloignée de celle des premiers Frères mineurs, leur pauvreté est souvent aussi extrême que la leur. Le plus frappant est que, dépassant la référence à l’église de Jérusalem après la Pentecôte, dont la réforme grégorienne avait fait le modèle de toute vie chrétienne (voir Ac 2-4), certains groupes érémitiques vont chercher directement dans les évangiles les enseignements et exemples inspirant leur vie. Tel est le cas de l’ordre de Grandmont, dont le fondateur, Étienne de Muret, n’hésite pas à écrire : « il n’y a pas d’autre règle que l’Évangile du Christ », ou encore : « l’Évangile est la source et le principe de toutes les règles ». Le radicalisme évangélique d’Étienne est aussi ardent que celui de François et l’expression : « suivre le Christ », qui sera l’une des formules favorites du petit Pauvre, apparaît souvent sous sa plume.
Le XIIe siècle est aussi celui de la restauration de la vie canoniale, tombée en désuétude à la fin de l’Antiquité. Une lettre de saint Augustin adressée à la communauté de prêtres qu’il avait réunie autour de lui, à Hippone, est adoptée comme règle par des groupes de clercs ayant choisi de vivre en commun (d’où leur appellation de chanoines réguliers). Ils sont en contact étroit avec la population environnante, en faveur de laquelle, outre la célébration de la liturgie et le service de la prédication, ils assurent souvent des fonctions sociales, allant du soin des malades à l’éducation des enfants. L’insistance d’Augustin sur l’amour fraternel, sa vision de l’autorité comme un service et l’ouverture au monde de la vie canoniale sont partagées par François et ses frères. Mais les chanoines augustiniens sont exclusivement des clercs, leur prédication est de type pastoral et non pénitentiel et ils possèdent collectivement des biens.
On peut ajouter que la règle des Trinitaires – un ordre fondé à la fin du XIIe siècle, ayant pour principale mission le rachat des captifs chrétiens – emploie les termes de « frère » et de « ministre », ainsi que la formule : « sans rien en propre », mais en lui attribuant une moindre portée que dans les écrits de François. Elle stipule aussi la tenue d’un chapitre général annuel à la Pentecôte. Cela est d’autant plus significatif que Jean de Matha, le fondateur de cet ordre, est mort à Rome en décembre 1213 et qu’il est fort possible que François l’ait rencontré.
Le XIIe siècle est décidément très riche, puisqu’il voit également proliférer les fraternités laïques de pénitents. Beaucoup s’apparentent à de simples groupes de piété ou de charité mais, surtout en Italie du nord, des communautés de vie ne tardent pas à se créer, offrant aux laïcs une authentique voie spirituelle, centrée sur l’Évangile. Les béguinages des Flandres et des pays Rhénans appartiennent à ce même mouvement. La communauté italienne la plus connue est celle des Humiliés, qui naît à Milan puis essaime dans toute la Lombardie. Ses membres prient et souvent vivent ensemble, mettent en commun leurs ressources et servent les pauvres. Ils prêchent aussi publiquement, sans autorisation, ce qui entraîne leur excommunication en 1184, que le pape Innocent III lèvera en 1199. Une autre communauté est celle des Vaudois, fondée par le marchand lyonnais Pierre Valdo. Lui et ses compagnons mènent une vie de prédicateurs itinérants, dans un total dénuement. Leur pratique « sauvage » de la prédication leur vaut d’être excommuniés en même temps que les Humiliés mais, contrairement à ces derniers, la grande majorité des Vaudois ne réintégrera pas l’Église catholique. C’est dans les villes que le mouvement pénitentiel prend toute son ampleur et ses principales figures sont issues de l’artisanat – les premiers Humiliés sont des tisserands – ou du monde marchand. Ici aussi, le mot d’ordre des groupes les plus fervents est : « retour à l’Évangile ».
François et ses frères se sont d’abord présentés comme des pénitents et il est clair qu’au tout début, la Fraternité franciscaine s’inscrivait dans la mouvance pénitentielle. Elle partage l’origine urbaine, la culture laïque, le désir de renouveau évangélique et les valeurs de liberté et d’égalité des communautés que nous venons d’évoquer. Comme celles-ci, elle répond aux attentes spirituelles des populations citadines. Mais, du fait de leur amour pour l’eucharistie, les Frères mineurs sont viscéralement attachés à l’Église et manifestent un absolu respect envers les prêtres. Cela leur vaut la confiance des autorités ecclésiastiques – une confiance qui manquait à la plupart des groupes de pénitents. Une autre spécificité est leur consécration à Dieu dans le célibat, qui les conduit à devenir rapidement un ordre religieux. Une troisième spécificité est leur rupture avec l’économie et le système social de l’époque, qui leur attire, au début, le mépris et les quolibets des habitants d’Assise. François et ses premiers compagnons sont dans le monde, sans être du monde. Enfin, sur le plan proprement spirituel, la minorité et l’importance accordée à la fraternité distinguent les Frères mineurs des autres pénitents.
Ce bref tour d’horizon atteste que l’originalité de la vie franciscaine ne réside pas dans ses éléments pris isolément, fût-ce la pauvreté ou la volonté de vivre l’Évangile, mais dans la forme de vie globale des frères. Au cœur de celle-ci figure l’axe pauvreté / minorité / fraternité, qui peut être considéré comme la marque propre de la vocation franciscaine. François et ses frères ont créé une forme de vie à la fois enracinée dans la tradition de l’Église et le contexte socio-culturel de leur temps et très nouvelle… un exemple qu’il convient de méditer !
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François Delmas-Goyon, Buc
CSF 1, p. 26-32
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