Sophie de Villeneuve : Les évangélistes ont-ils connu Jésus ? Sont-ils dignes de foi ? Se connaissaient-ils ?
J. N. : Je pense qu'ils ne se connaissaient pas, mais qu'ils avaient une connaissance commune qui est le trésor de la foi, le bien de toute la première Eglise qui vivait de ce message qui était en train de se transmettre.
Ont-ils connu Jésus ? Est-ce qu'on le sait ?
J. N. : On parvient à le savoir, en analysant leur manière de parler. Et puis les tout premiers Pères de l'Eglise en parlent aussi, d'un Matthieu par exemple qui a écrit en araméen. Matthieu est d'abord un disciple qui a connu Jésus. Dans son évangile, il parle d'un scribe qui prend de son trésor du vieux et du neuf, et on se dit que c'est son propre portrait qu'il fait là. Mais c'est un autre, qui a très bien connu Matthieu, qui rédigera l'évangile que nous connaissons aujourd'hui, aux alentours des années 80.
On sait aussi qu'il s'adresse à une population particulière.
J. N. : Il suffit de lire son évangile pour voir qu'il fait sans cesse référence aux Ecritures. A dix reprises il écrit : « C'était pour que s'accomplisse en plénitude la parole qui a été dite aux prophètes ». Il est enraciné dans les Ecritures, et il est aussi en lutte contre le judaïsme de son époque, dont il est issu et pétri. Quand le groupe des disciples de Jésus, peu à peu, va se développer, il va y avoir, après la chute de Jérusalem, une scission douloureuse dans le judaïsme, un conflit interne. On a parlé de l'antijudaïsme de Matthieu, il s'agit plutôt d'une animosité parce que tous n'avaient pas reconnu Jésus.
Et Luc ?
J. N. : Luc aime les pauvres, les pécheurs. Quand il parle, il parle à des pauvres. Dans les béatitudes, quand Matthieu dit « Heureux les pauvres », Luc dit : « Heureux vous les pauvres ». Il écrit en milieu païen, en faisant très peu référence à l'Ecriture.
Vers quelle époque a-t-il écrit ?
J. N. : Comme Matthieu, vers 80. Luc n'est pas un disciple de la première génération, il le dit dès le début, en s'adressant à « Théophile », nom qui veut dire « ami de Dieu ». Il écrit en terre non juive, on pense que c'est à Antioche, pour des chrétiens qui venaient du paganisme, hors d'Israël. On sait par l'Epitre aux Colossiens et par le témoignage de saint Irénée que Luc était proche de Paul et qu'il était médecin.
Marc ?
Marc donne son évangile dix ans avant Matthieu et Luc, c'est le premier des quatre. C'est aussi le seul qui utilise le mot « évangile », ce livre qui a l'apparence d'une biographie, qui saisit l'essentiel de la vie de Jésus, mais qui l'utilise comme une catéchèse pour la foi. On sait qu'il était proche de Pierre, et dans les Actes des Apôtres, il apparaît sous le nom de Jean Marc. Les Pères de l'Eglise attestent qu'il a reçu le témoignage direct de l'apôtre Pierre. C'est donc un disciple de deuxième génération, mais qui tient son évangile d'un témoignage de première main.
Et Jean, en quelle année ?
J. N. : Vers l'an 100. Jean a connu Jésus, c'est le disciple Jean. Et même si ce n'est pas lui qui a écrit (il aurait dû atteindre l'âge de 90 ans pour cela), c'est bien son témoignage qui constitue le cœur de cet évangile, et qui a été transmis par ce qu'on appelle la communauté johannique. C'est un évangile qui a une teinte mystique, une écriture très grecque, une facture particulière où l'on oppose les ténèbres et la lumière, la vie la mort, le jugement... Les quatre évangélistes, quatre fresques aux couleurs très différentes pour nous dire le même mystère.
On parle des évangiles synoptiques, de quoi s'agit-il ?
J. N. : Cela veut dire qu'ils se lisent « d'un seul coup d'oeil ». On a vu que l'évangile de Jean est particulier. En revanche, Matthieu, Marc, Luc sont très proches, au point qu'on les a présentés en trois colonnes. Cette mise en regard nous a aidés à comprendre que Matthieu et Luc ont dû connaître l'évangile de Marc. Ils ont aussi des éléments communs que Marc n'a pas. On a donc fait l'hypothèse d'une source commune à tous deux. Et puis chacun a des éléments propres, et c'est ainsi qu'on a vu la genèse des évangiles. Jean est d'une autre facture. Les synoptiques ont une seule montée à Jérusalem, avant la Passion, pour montrer l'enjeu de la vie de Jésus et ce qui le mène à la mort et à la résurrection. Jean, lui, est plus proche de la réalité, il montre Jésus qui se rend souvent à Jérusalem pour les fêtes ou les pèlerinages.
Pour vous, quel est l'évangile le plus facile à lire quand on ne connaît pas très bien la vie de Jésus ?
J. N. : J'ai longtemps aimé lire Jean, un mystique, qui nous porte, puis j'ai beaucoup lu avec des groupes l'évangile de Marc, parce qu'il est le plus court. Aujourd'hui, je conseillerais l'évangile de Luc, parce qu'il aime les pauvres et les pécheurs, parle beaucoup du pardon, fait une grande place aux femmes. On se sent bien dans l'évangile de Luc, il y a chez lui une belle espérance.